Depuis le mois dernier, et le départ de la dernière personne de sa classe d’âge, juste supérieure à la mienne, je me rends compte que ceux que j’avais l’habitude d’entendre désigner comme les “enfants Choppin” se trouvent être devenus les ancêtres de la tribu. J’en suis. Et c’est cette conscience d’être un signal aux yeux de certains qui me pousse a prendre ”la plume”. Mais je veux d’abord laisser la place ici à plus sage que moi.

La lettre que nous avons reçue de la part de Maman, maman Renée, Renée-maman, Mamanée, quelque soit le nom sous lequel nous la connaissions, est pour nous et les générations suivantes comme un repère, un condensé d’une histoire à laquelle nous avons participé tous plus ou moins, un exemple d’un style de vie et de communication qui contient plus que ce ne disent les mots.

Voici ce que j’ai lu le mardi 31 juillet en revenant de Valognes

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Le 28 juin 1989

J’ai 81 ans, je m’adresse à vous tous mes enfants, six nés de l’amour que Robert et moi nous sommes porté, et les six autres reçus par choix et par amour.

Je souhaite vous dire certaines choses avant que mon cerveau et ma main ne soient devenus trop déficients, des choses qui n’ont jamais été vraiment communiquées, que j’ai simplement essayé de vivre devant vous.__J’ai eu une vie heureuse, une enfance sage, peut-être des contraintes, mais de l’affection autour de moi, une adolescence assez libre.

J’ai rencontré Robert par l’intermédiaire des cousins Barthe, nous avons eu confiance l’un dans l’autre et , s’il y a eu parfois des heurts, l’un dans l’autre, ni lui ni moi n’avons jamais regretté le « oui » qui nous avait engagés l’un à l’autre.

La guerre a été un moment difficile ; la séparation, puis après le retour de Robert, le changement de vie, des essais dans l’agriculture, à Mendousse puis à Mestrejouan. Finalement, nous avons pu arriver à trouver ici un équilibre assez satisfaisant. Après les privations subies pendant la guerre et l’après guerre, la vie s’est organisée à Auch il y a maintenant 39 ans et demi.

I__l y a eu d’autres périodes pénibles, la mère de Robert (qu’on appelait « mère ») a été frappée de paralysie alors que Marie-Paule avait tout juste huit mois, et elle est restée infirme 17 ans. Maman aussi a du venir chez nous quand Paule ne pouvait plus s’occuper d’elle à Millade.

J’ai été heureuse en 1955 de pouvoir travailler chez maître Lacaze, ce qui apportait un complément pécuniaire fort utile et en plus me donnait des contacts avec un monde extérieur dont j’avais toujours été un peu éloignée.

Comment avons-nous conduit notre vie ? Nous avons sûrement commis des erreurs. En éducation ? Dans l’organisation matérielle ? Dans ce que je pourrais appeler les affaires ? soyez pourtant persuadés que nous avons voulu toujours agir (avec) franchise, en essayant de ne rien imposer qui ne soit pas réellement accepté par vous. C’est dans le même esprit que je ne veux donner aucune consigne pour le partage des biens que je laisse après moi. Les biens immobiliers vous appartiennent déjà. Sans doute devrez-vous vendre Hourdax. J’espère que le souvenir en restera précieux dans votre mémoire et celle de vos enfants.

Quant aux meubles, objets, bijoux et argenterie qui pour la plupart m’appartiennent en propre, je ne sais vraiment pas comment les distribuer. Je vous laisse donc le soin de vous les partager selon vos goûts, en souhaitant que le partage n’entraîne ni dispute ni acrimonie.

Mon plus vif désir, c’est que l’entente continue à régner entre vous. Ma plus grande jouie, c’est de constater que vous arrivez à passer par-dessus les différences pour que les rencontres soient animées de bonne humeur et de véritable convivialité, grâce à la bonne volonté de chacun.

Pour moi, je ne sais pas comment je serai quand je vous quitterai. Robert m’a quittée après seulement quelques mois de maladie, sans véritable déchéance physique longue. A l’heure actuelle, je pense à l’éventualité de mon départ avec assez de sérénité. Je sais qu’il est inéluctable.

La vie m’a apporté beaucoup de bonheur, j’ai été privilégiée. Je conserve la foi que j’ai reçue ans mon enfance, j‘ai eu beaucoup de périodes de doute, je suis toujours revenue vers le Seigneur. Je lui demande de me faire la grâce de continuer à Le chercher jusqu’à ce que je Le rencontre.

Maman Renée

Chaque ligne évoque des choses que nous savons: si elles n’ont pas été dites en tant que telles, elles ont été évoquées, vécues. Pourtant l’essentiel reste caché, les joies affirmées comme les peines effleurées sont sous-jacentes. Les mots racontent des faits, affirment des valeurs et laissent à peine transparaître la vie qu’ils évoquent.

J’aimerais que cet essentiel puisse ressurgir de la mémoire de chacun de nous, les Choppin, pour que ceux qui ne savent pas encore puissent apprendre, comprendre et évoquer ce qui nous rend nous-mêmes.

Mon épouse comme mes belles soeurs disent parfois que les Choppin sont taiseux, même si elles ont réussi à décoder beaucoup de nos silences. D’ailleurs le silence n’est pas une volonté de cacher ce qui me traverse, seulement le constat de mon incapacité (naturelle, acquise?) à exprimer des choses qui ne sont pas du domaine de la discussion rationnelle. Je crois avoir acquis au fil du temps une partie de ce vocabulaire qui permet de partager l’essentiel, je ne suis pas le seul sans doute.

J’aimerais que ces pages soient, entre autre, une occasion de rendre vivant ce qui se cache sous les mots, dans les silences, derrière les fuites et les absences, un espace ouvert à “l’entente” à laquelle nous sommes invités, pour “nous rencontrer dans la bonne humeur et la convivialité, passant avec bonne volonté par dessus les différences”.

Nos différences ne sont-elles pas une source de richesse, peut-être bien notre seule richesse?